On peut rentrer dans le travail de Julien Jeanne par un détail. Un ballon gonflable. Une feuille en papier. Une photographie posée au sol. Un détail extrait d'un ensemble plus vaste. On peut zoomer, oublier le reste alentour, se laisser absorber par la présence de l'objet. Ou chercher les liens, les échos, les correspondances. Laisser le regard dériver, jusqu'à ce que des lignes de traverse se dessinent. Déposées, juxtaposées, les parcelles arrachées au quotidien qui peuplent ses pièces peuvent s'assembler – reconstituer de nouveaux ensembles miniatures modifiant l'équilibre de la scène.
On peut aussi faire le mouvement inverse : prendre du recul, dézoomer, contempler la scène comme on contemplerait un paysage. Le détail redevient fragment infime dans un panorama plus large. Mais dans un sens comme dans l'autre, rien ne se fixe ni ne se pose. Comme l'explique Larys Frogier : « les créations de Julien Jeanne font défaut à la possession de l'objet et à l'occupation de l'espace ».
Ce travail sur l'infime, la collecte de matières portant la trace de mémoires individuelles – et leur relation avec la construction de territoires subjectifs – est à l'origine de plusieurs projets, dont Trois petits points, qui a donné lieu à la performance 10cm d'écart. D'autres formes en découlent : des installations, ou des ateliers, comme En visage en paysage, mené avec une école. Il s'agit dans ces créations de mesurer le minuscule, de scruter les signes comme des univers en pointillés – jamais clos, jamais achevés. Les traces, témoignages, objets quotidiens rassemblés dans les premières pièces de Julien Jeanne nous documentent sur le bruissement d'un dehors familier qui, déplacé, révèle une infra-réalité transitoire et poétique. Un simple point, extrait de son contexte, est redonné à voir accompagné des expériences et des histoires qu'il recèle. De ces points, de ces murmures d'histoires, un contexte nouveau, ouvert et poreux peut être reconstruit. Une carte fugitive. Un visage et un paysage – va-et-vient sensible entre l'individu et son environnement.
Dans ces pièces qui modélisent un espace au travail – où le créateur sonore peut entrer sur scène et enregistrer ce qui s'y passe, le plasticien déplacer un objet – le corps de Julien Jeanne n'a pas de fonction précise ; une fonction baladeuse, plutôt. Il entre. Pose. Reste immobile à côté d'un amas. Dessine une figure. C'est un corps index, toujours en léger décalage, à l'écart des centres. Des évènements circulent à la périphérie, sa présence les indique, ayant fonction d'aiguillage, de cadrage – jamais pour enfermer, mais plutôt pour laisser glisser, pour que s'opère le flux. Désencombrer le regard. Faire de la scène un tamis.
Mais on peut rentrer dans le travail de Julien Jeanne par un autre bord – un autre temps d'élaboration : nous sommes au Musée de la danse, dans l'exposition de l'artiste argentin Leon Ferrari. Julien Jeanne propose une série de 5 performances – en écho à ces dessins de figures schématiques parcourant un espace désorienté. Les objets fourmillant d'une vie familière de ses pièces précédentes se sont tus – ne subsiste que leur inquiétante étrangeté. Bien que l'on retrouve les mêmes éléments de vocabulaire – une feuille en papier posée au sol, un rouleau de scotch marquant une frontière imaginaire, un corps déplaçant un objet pour ouvrir une nouvelle perspective – les rapports qui sous-tendent leur présence sont marqués par une mécanique de répétition obsessionnelle. Ce n'est plus la fragilité d'un processus ouvert mais l'implacable logique d'une structure qui se reproduit. Les corps en pointillés du danseur, du plasticien, du créateur sonore ont été remplacés par des silhouettes identiques, aux tâches prédéfinies – déconstruisant et reconstruisant les coordonnées de l'espace.
Avec Héliogravures, une bascule s'opère dans le travail de Julien Jeanne : un éloignement du réel, une tension vers l'abstraction. Les figures construites par les corps, les traces laissées dans l'espace ont été vidées de leur univers référentiel. À la métaphore du tamis, laissant affleurer un dehors fragile, on pourrait superposer celle du damier – comme une grille, à l'intérieur de laquelle les danseurs réitèrent des séries d'opérations. Si on pouvait lire Trois petits points, 10 cm d'écart, En visage en paysage comme des « variations », les 5 performances des Héliogravures montrent une tendance à la « sérialisation » – dont le bruit des scanners maniés par le plasticien Damien Marchal est comme l'écho mécanique.
Un effleurement représente une tentative de passage par le vide. Toutes les dimensions rencontrées dans le travail de Julien Jeanne semblent avoir été happées, absorbées en une composition qui les concentre et les synthétise. Sur scène, il n'y a plus qu'un corps, et un ballon. Deux présences et leur rapport – le spectre de leurs combinaisons. Comment habiter la scène, mettre en mouvement le corps à partir d'une relation simple ? Faire d'un objet – le ballon – une surface de projection mentale et un support métaphorique ?
Déjà présent dans 10 cm d'écart comme principe de partage (les spectateurs étaient invités à les gonfler et à les déposer sur scène), le ballon gonflable prend, dans Un effleurement, une toute autre fonction. C'est d'abord un point qui fait tenir l'espace, un contrepoint visuel permettant de mesurer des écarts, des distances, des rapprochements. Parfois au repos – jamais complètement immobile – le ballon introduit une zone de contemplation diffuse, un décentrement du regard. Le danseur n'est plus le point focal : ce sont les trajets, la liaison et la déliaison entre corps et ballon qui maintiennent la scène en tension. Le spectateur observe un paysage et ses modulations – que musique et lumière habillent, laissant circuler des ambiances, du méditatif à l'angoisse sourde.
Mais c'est aussi une présence à part entière : double abstrait, visage sans traits, corps sans organe, entretenant avec le danseur une relation d'interaction fragile : une relation oscillant entre moments d'osmose – où la gravité paraît suspendue et le ballon ne faire qu'un avec le corps qui l'anime – et moments de séparation, de vide, qui obligent le danseur à trouver un autre équilibre intérieur. C'est dans le battement entre ces deux états – entre duo fusionnel et recherche d'appuis – que se glissent images et réminiscences, et que se trame l'arrière-plan sensible. Accentuées par la respiration des lumières – l'alternance d'obscurité et de flashs qui absorbe et souligne les formes – des images s'impriment, reviennent, s'évaporent. Progressivement s'instaure un rapport photographique au mouvement, où les « photogrammes » qui se succèdent forment les pièces d'un puzzle aux motifs changeants – dont le ballon est comme la case vide, en constant déplacement.
Julien Jeanne a été jongleur. A travers le jeu avec le ballon, c'est ici une jongle différée, élargie à tout l'espace qui est donnée à voir : jongle avec les figures, la temporalité. Avec la lumière et le vide. La tension propre au jonglage – faite de vitesse, de virtuosité, et dont la chute des balles est comme le point aveugle – s'est déplacée vers une dramaturgie de l'attente et de la suspension. L'aspect incontrôlable de cette « forme dansante aléatoire » nous fait toucher simultanément la fragilité et la répétition, l'abstraction mentale des Héliogravures et la métaphore d'un rapport au monde présente dans 10cm d'écart. Ce rapport au monde, le lien au ballon en est le nœud et le point de passage – mobilisant le toucher, la lutte, la possession, la douceur ou l'attente. A travers le balancement entre présence et absence – comme cette main tendue vers un ballon qui n'est plus là – c'est comme si Julien Jeanne convoquait les objets, les affects qui ont habité ses pièces précédentes, et permettait à chaque spectateur de recouvrir le support vierge du ballon de ses propres projections imaginaires.
Si « la possession de l'objet et l'occupation de l'espace » sont les deux points autour desquels s'organise son travail, Un effleurement est peut-être le nom d'un réglage : entre l'inquiétude d'une mécanique répétitive et l'instauration d'un équilibre, d'un apaisement ; l'inscription de signes et leur disparition ; désir de possession et volonté d'effacement ; tentation du vide et occupation minimale de l'espace. Dans Un effleurement, plus d'histoires, de rumeur du dehors. Mais l'ajustement d'une attache au monde. Deux présences qui se mettent mutuellement en exergue, et font entendre la ritournelle d'un « fort-da ». Un horizon qui conjugue l'au-loin, et l'ici.
— Gilles Amalvi